Parmi les interventions qu’a suscitées l’anniversaire des cinquante ans des traités de Rome, celle de Benoît XVI se recommande par sa netteté et sa gravité. Le point de vue du Pape n’est évidemment pas politique, du moins au sens étroit du terme. C’est à partir des “valeurs universelles” qu’il entend alerter les opinions publiques et les responsables pour les convier à une réflexion fondamentale sur les principes et l’héritage dont notre continent semble s’éloigner à mesure que le relativisme éthique justifié par le pragmatisme devient la règle de fonctionnement générale. Il est à noter que le christianisme est allégué au titre de son rôle fondateur référé non seulement à des origines historiques mais à ce qui a suscité, de façon décisive, l’identité européenne au titre de l’universel justement. En d’autres termes, il ne s’agit pas de participer de la réthorique ambigüe des appartenances, celle qui conforte les communautarismes ethnico-religieux. La question est de savoir si l’Europe, au nom d’une laïcité bornée et amnésique, ne prend pas ses distances à l’égard du christianisme qui l’a forgée, pour mieux conforter un processus d’apostasie qui la rend méconnaissable à elle-même.
C’est à dessein que Benoît XVI emploie ce mot d’apostasie, dont la force d’évocation est redoutable. Les adversaires les plus résolus de l’identité religieuse y verront un motif de plus pour récuser une sémantique théologique qu’ils récusent comme incompatible avec la neutralité religieuse dont ils se réclament. Mais ce faisant, ils s’exposent à dériver toujours plus vers des conceptions philosophiques positivistes qui barrent la route à toute recherche exigeante sur le sens transcendant de la vie humaine, au point d’exclure les chrétiens en tant que tels de la vie civique et de leur interdire d’exprimer leurs convictions. Le Pape le dit en propres termes, avec une vigueur qui devrait réveiller jusqu’à ceux qui se satisfont – et ils sont parfois chrétiens – d’une évolution qu’ils considèrent irréversible.
Le cardinal Ratzinger a souvent réfléchi aux fondements métapolitiques du vivre ensemble et il a montré, de la façon la plus convaincante, que les régimes modernes ne peuvent éluder, au nom de la laïcité, même conçue comme une saine tolérance et une condition de la liberté de conscience, le rapport de la cité au Dieu vivant et vrai. Car si nul ne doit être contraint dans ses options les plus personnelles, l’espace doit être largement ouvert à ce qui suscite l’universel de la tension du sens moral. La tentation de l’apostasie dans un tel contexte signifie un refus, de plus en plus marqué, du témoignage en faveur de ce qu’il y a de plus irréductible dans la dignité humaine. En ce sens nous n’avons pas de plus grand adversaire que l’actuelle apostasie européenne.
Gérard LECLERC