« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
Cent vingt ans après sa promulgation, la loi du 9 décembre 1905 continue de régir les relations entre l’Église et l’État. Rares aujourd’hui sont ceux qui contestent ce texte, souvent présenté comme un pilier de nos institutions – les évêques reçus la semaine dernière à Matignon rappelant encore leur attachement à ce « régime de laïcité ». Ce consensus sur la loi de 1905 n’en est pas moins surprenant au regard de l’histoire. Car son adoption se fit dans un contexte passionné, opposant les républicains qui rêvaient, comme Jules Ferry, d’« organiser l’humanité sans roi et sans Dieu » et la grande masse des catholiques qui déploraient, comme Albert de Mun, « le reniement des traditions séculaires de la France », dont l’histoire est liée à la foi chrétienne depuis le baptême de Clovis.
« Le cléricalisme, voilà l’ennemi »
C’est à cette apostasie que s’emploieront des hommes comme Léon Gambetta, dès l’avènement de la IIIe République : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », déclare-t-il en 1877 – cléricalisme qu’un écrivain républicain, Hector Depasse, définit comme « la confusion de la politique et du culte, le complot de la police et du dogme pour l’asservissement de l’esprit humain ». Il ne s’agit pas seulement de soumettre le clergé à la puissance publique, mais d’extirper des esprits et des cœurs la foi qui innerve la société française : « Dans la lignée de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui faisait de la foi une opinion privée, les théoriciens de la laïcité brûlent de liquider ce qui peut subsister […] de l’ecclesia médiévale, c’est-à-dire de la société conçue comme la communauté des croyants », résume Jean Sévillia (Quand les catholiques étaient hors la loi, Tempus, 2005).
Les fondateurs de la IIIe République sont bien les continuateurs des révolutionnaires, communiant au culte de la Raison, qui exclut tout surnaturel, et de la Science qui leur promet un progrès infini : « La science, voilà la lumière, l’autorité, la religion du XIXe siècle », affirme alors le philosophe Étienne Vacherot. D’où le programme exposé par Léon Gambetta en 1878, qui sera implacablement mis en œuvre jusqu’en 1905 : dispersion des congrégations, laïcisation de l’enseignement, application au clergé de toutes les lois civiles, séparation de l’Église et de l’État, rupture avec le Vatican.
Guerre à l’école catholique
L’offensive sera d’autant plus brutale que l’Église a refait ses forces depuis la tourmente révolutionnaire. On dénombrait 36 000 prêtres en 1814, il y en aura 56 000 en 1870, à raison de 1 300 ordinations par an. En 1878, le pays compte 30 000 religieux et 130 000 religieuses. Les deux tiers d’entre elles se consacrent à l’enseignement, le quart à des activités hospitalières. Les congrégations entretiennent 13 000 écoles, 124 collèges et 2 universités.
C’est donc sur le terrain scolaire que les républicains vont d’abord porter le fer. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, veut « arracher l’âme de la jeunesse française » au clergé. La loi de 1879 ôte le droit d’enseigner aux membres des congrégations non autorisées par l’État ; celle de 1882 rend l’école primaire obligatoire et laïque ; celle de 1886 laïcise le personnel des écoles publiques. L’École normale supérieure de Sèvres est créée en 1881 pour former les maîtresses des lycées. « Celui qui tient la femme tient tout, dit Jules Ferry. C’est pour cela que l’Église veut recueillir la femme et c’est aussi pour cela qu’il faut que la démocratie la lui enlève. » Autrement dit par le député Camille Sée : il faut « donner des compagnes républicaines aux hommes républicains ».
En 1901, Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil, poursuit l’œuvre de ses prédécesseurs. Fustigeant « les moines ligueurs et les moines d’affaires », il accuse les religieux d’amasser des fortunes, « instrument de domination aujourd’hui, trésor de guerre demain » : c’est « le milliard des congrégations ». La loi de 1901 sur les associations prévoit la dissolution de celles qui n’auront pas été autorisées par l’État. « Il s’agit de savoir qui l’emportera, de la société fondée sur la volonté de l’homme ou de la société fondée sur la volonté de Dieu », dit le socialiste René Viviani.
« Aucune pitié »
Trois cents congrégations refusent ce diktat. Elles sont contraintes à l’exil ou à la dispersion. Mais 455 autres, dont 60 congrégations masculines, déposent une demande d’autorisation. Ce sera leur chemin de Croix. Car Émile Combes, qui a succédé à Waldeck-Rousseau en 1902, est plus acharné encore contre l’Église. Dans la presse anticléricale, la violence le dispute à l’abjection : « Le prêtre, par la honte de son état, par la laideur infamante de son costume, vit en dehors de la loi commune, de la solidarité. Contre lui, tout est permis, car la civilisation a un droit de légitime défense. Elle ne lui doit ni ménagement, ni pitié. C’est le chien enragé que tout passant a le droit d’abattre, de peur qu’il ne morde les hommes et n’infecte le troupeau », lit-on dans La Raison.
Pour instruire leur dossier, Combes répartit les congrégations masculines en trois catégories : « enseignante », « prédicante » et… « commerçante », cette dernière catégorie correspondant aux… chartreux ! Un comble, sachant que ceux-ci s’occupent d’une centaine d’enfants sourds-muets dans leur annexe de Currière. Ils seront expulsés le 29 avril 1903, malgré la mobilisation de 5 000 fidèles venus défendre « leurs » moines. 430 congrégations sont interdites, regroupant des dizaines de milliers de religieux et de religieuses. En 1904, la France rompt ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Elle y possédait une représentation depuis Louis XI.
« Neutralité confessionnelle »
C’est à l’issue de ces événements qu’est discuté le projet de loi de séparation des Églises et de l’État. Mais les choses ont changé. Le ministère Combes a chuté en janvier 1905. C’est Aristide Briand qui défendra ce texte devant les chambres. Négociateur habile, le nouveau rapporteur joue l’apaisement : il ne veut pas détruire l’Église mais plaide pour la « neutralité confessionnelle de l’État ». Sa loi, assure-t-il, n’est pas une loi de persécution : il s’agit au contraire de rendre à l’Église sa liberté en mettant fin au régime concordataire qui régit ses relations avec le gouvernement depuis 1802. Le Concordat napoléonien confie en effet la nomination des évêques au gouvernement, au point qu’on les a parfois comparés à des « préfets violets ». Que gagnerait l’Église à se soumettre à un régime athée depuis l’avènement de la IIIe République ?
Adoptée par la Chambre des députés par 341 voix contre 233, puis par le Sénat, la loi de Séparation sera promulguée le 9 décembre 1905. L’État s’éloigne de l’Église. Une page de l’histoire de France se tourne. Il faudra attendre la canonisation de Jeanne d’Arc en 1920, par Benoît XV, pour que la France renoue le dialogue avec le Saint-Siège.